Ceci est mon blog d'origine, à consulter avec ses pendants : "Mes amis papillons" et la "Gazette des arts"

mercredi 15 février 2012

découverte de l'absinthe

J’ai été élevé dans l’interdiction de toute drogue, qu’elle soit dure ou molle : le pétard était notamment inconnu au Lycée Corneille de Rouen. Aujourd’hui on écrit sur les étiquettes que l’alcool tue, mais nous étions déjà informés autrefois, et l’on n’en buvait pas ou à peine. Un sucre de calva, ou de cognac, de vieil armagnac encore, mais la vodka ne servait qu’à arroser le caviar, pas à étancher la soif dans les boums d’étudiants comme aujourd’hui. Le tabac et la pipe n’étaient qu’occasionnels : un cigare à Noël. On célébrait le culte de la vertu, de l’amour (et de l’eau fraîche). Ecrire des poèmes était considéré comme dangereux, car il fallait s’enivrer (poétiquement) comme Baudelaire écrivant les fleurs du mal. Dans des cafés interlopes, de dangereux individus (ou des femmes désespérées) consommaient une liqueur artisanale, qu’ils nommaient « la fée verte », dégustée selon des rites complexes, et qui rendait fou : l’absinthe. L’absinthe était donc interdite suivant les exigences de ce qui n'était pas encore le principe de précaution, car figurez vous qu’elle était accusée de provoquer de graves intoxications (contenant entre autres du méthanol), décrites par Émile Zola dans L'Assommoir, et ayant sans doute provoqué la folie de Van Gogh. Jamais je n’aurais pu consommer la cause de la folie de Van Gogh, habitant Arles qui plus est !

Edgar Degas, au café Guerbois...mais où est la fontaine ?

Et pourtant la composition botanique de l’absinthe a tout pour séduire : le 2 novembre 1988, Michel Rocard, autorise et règlemente la présence de thuyone, principale molécule de l'huile essentielle d'absinthe, qui est un excitant. C’est un excitant certes, mais naturel car n’oublions pas que l’absinthe est une plante de montagne :  Artemisiae absinthium, dont le nom allemand est bizarrement :  Wermut, italien  assenzio, et anglais  absinth, wormwood. Famille Asteracées. En pharmacie, ses effets sont stomachique (contre les maux d'estomac),  anthelmintique (contre les helminthes ou les vers), aromatique (donne du goût), et stimulant de l'appétit. D’ici à ce qu’on en consomme en apéritif, merci Michel Rocard d’avoir résolu le problème !

L’absinthe est donc à nouveau autorisée, j’avoue que j’avais complètement zappé, oubliant que Daniel Henri Dubied acquiert la recette auprès de la mère Henriod en 1797 et ouvre, avec son gendre Henri Louis Pernod, la première distillerie d'absinthe à Couvet en Suisse. En 1805, Henri-Louis Pernod prend ses distances avec son beau-père et monte sa propre distillerie à Pontarlier : Pernod Fils qui deviendra la première marque de spiritueux français. Du pur made in France ! Je confondais donc les boisons anisées entre elles, ne m’adonnant plus qu’à la fraicheur du Pernod l’été, (dilué dans beaucoup d’eau !)

Mais il y a l’hiver !

Nous voilà donc dans le froid (sibérien) avec des températures de -15° (dehors).  Nous sommes en Bresse, invités par Marie-H. et son époux Omar. Omar est Syrien d’origine, et a quitté depuis longtemps Damas aujourd’hui martyrisée par Bachar-el-Assad. Il maintient les traditions culinaires du pays en nous faisant déguster des homos aux fèves et pois chiches  tartinés dans une crêpe, et des falafels en beignets dans la friture. C’est délicieux et cela craque sous la dent….mais ça donne soif ! C’est alors que Marie-H. sort de ses armoires (cirées) un attirail qu’on croirait sorti d’une fouille archéologique, une clepsydre comme on en voit au Musée d’Athènes (autre ville martyre dans un autre genre… !). Dans le réservoir, elle verse des glaçons (il y en a dehors pas mal) et de l’eau (de la neige fondue dans une casserole). Quatre branches horizontales sortent sous le réservoir, terminées par quatre robinets. On peut doser le débit, pour créer quatre goutte-à-goutte, dont le débit doit faire exactement une goutte par seconde. Les convives se prennent le pouls (à ce moment les cœurs battent la chamade), et s’exercent sur la nappe. Quatre verres coniques avec des cercles de verre qui donnent un joli reflet (ce sont des verres à absinthe) passent juste sous le robinet (tout est calculé). Le précieux liquide (donc autorisé en provenance de Pontarlier) est versé dans chaque verre. Comme les herbes d’origine ont un goût prononcé (voir mes explications précédentes), on va sucrer la préparation : voilà l’explication des quatre cuillers (à absinthe) posées sur le verre : dessus on glisse un demi-morceau de sucre.

Alors le cérémonial peut commencer : chacun (des quatre convives : ce sont ici les mecs) dose son robinet taré à un battement de cœur. Le sucre s’érode, se tasse sur lui-même, se dissout, pendant que la liqueur tressaute sous le choc de chaque goutte sucrée : un nuage d’eau trouble paraît, devenant peu à peu opaque. Le nuage grandit, envahit l’espace du verre : c’est prêt ! L’absinthe (glacée) est bonne à boire. Une grande gorgée : c’est délicieux !

on ne voit pas les mecs : ils sont dans le local à falafels

Il était temps, on va pouvoir reprendre des falafels !

Vous voyez bien : nous sommes quelques jours plus tard, après avoir regagné nos pénates. Personne n’est devenu fou (pas de manière visible). Pas de cauchemars (pas plus que d’habitude). Pas de perte de mémoire (notable). Pas de séquelles (graves). Anne s’est même remise à peindre !

Cherchant sur internet, j’ai trouvé des fontaines
(et de l’absinthe)…
… à vendre !

« Mais pas Omar, pas falafels ! » (1)


(1) reprise de la célèbre réplique d'Omar (Sy) dans "Intouchables"